Vit et travaille à Moscou.


Dans l’œuvre de Dmitri Gutov, on peut distinguer trois composantes fondamentales, toutes trois déjà clairement visibles dans ses premiers travaux du début des années 90. Il s’agit alors de toiles dans lesquelles, en utilisant la technique de la peinture à l’huile à la main, il représente des papiers peints passés de mode, dans l’esprit des années 60 ; on y retrouve le style géométrique caractéristique de ces années-là, qui fait d’ailleurs allusion au style des années 20. Autrement dit, les premiers travaux de Gutov font leur le style du constructivisme russe, tout en établissant un lien avec le langage artistique de l’avant-garde. Si l’on schématise le style de l’avant-garde russe en une formule laconique, on peut reprendre les mots de Victor Chklovski : « L’Art comme procédé ». Tous les travaux de Gutov sont fidèles à ce principe : ils sont tous bâtis sur un enracinement total du plan du contenu du travail dans sa structure matérielle et formelle. Ainsi, dans son travail classique Nad cernoj grâzu (Au-dessus de la boue noire) (d’abord créé à la galerie moscovite « Ridjin », en 1994), le sol était recouvert d’une terre grasse et noire et le public se déplaçait sur des planches de couleur claire disposées sur la boue.
L’art de Gutov n’est pas la version russe du minimalisme américain, et ce n’est pas Clement Greenberg qu’il lit avec passion, mais le théoricien marxiste de l’esthétique, Mikhaïl Lipchitz, ainsi que les classiques de la philosophie, Marx et Hegel. Son art est étranger à l’idée de l’avant-garde du devenir linéaire du langage artistique, en conséquence son travail est historique. Cela est visible dans ses premiers travaux, appropriations des compositions du suprématisme, comme dans son installation Au-dessus de la boue noire : le dessin des planches éparpillées sur le sol recouvert de boue noire reproduit précisément en trois dimensions une précédente composition plane de Gutov, elle-même inspirée des travaux de Popova et de Rodtchenko. Qui plus est, cette installation renvoie également à un chef-d’œuvre de la peinture soviétique (également des années 60 !) : le tableau de Yury Pimenov, Svad’ba na zavtrahsnei ulice (Mariage rue à venir), 1962, qui représente un jeune couple marchant sur des planches lors du dégel printanier pour se rendre dans son immeuble, tout juste construit. Finalement, la boue noire, c’est l’allusion aux paysages russes hostiles à l’homme, réalisés par Savrasov et Vassiliev, peintres réalistes du XIXe siècle. Précisons : dans la méthode historique de Gutov, il n’y a rien de la déconstruction du postmodernisme. Au contraire, c’est la perception vivante et naturelle du passé comme actualité, ainsi que le travail de la pensée né de la lecture de l’esthétique et de la philosophie de l’histoire de Hegel. En 1996, son travail Manifesta 1, à Rotterdam, consistait notamment en une excursion à travers le Museum Boymans-van Beuningen, organisée par Gutov lui-même et dont l’enregistrement au magnétophone était distribué à l’entrée de l’exposition.
Pourtant l’art de Gutov n’est pas un « Musée imaginaire ». Il a emprunté à son maître spirituel, le marxiste Mikhaïl Lipchitz, la phrase suivante : « Le temps est venu de dire adieu aux intrigues mesquines et secrètes de la réflexion. » Cette phrase est devenue pour lui une devise non seulement dans sa lutte contre l’intellectualisme, qui se suffit à lui-même, du conceptualisme (orientation de l’art moscovite des dix dernières années qui lui est tout à fait étrangère), mais aussi dans la polémique sur l’idée de l’autonomie de l’art. Gutov est obsédé par la réalité mais, dans l’art russe, le personnage d’un artiste social, à la position critique active, conserve, en sa personne, toute son actualité. Le travail de Gutov, L’Institut Mikhaïl Lipchitz, est, de ce point de vue, exemplaire : il ne s’agit ni d’un tableau ni d’une installation, mais d’un séminaire organisé au Centre d’art contemporain de Moscou, pendant lequel ont eu lieu de réelles discussions entre artistes, politiciens et philosophes. Ce recours direct à la réalité, comme les deux premières composantes de l’œuvre de Gutov, nous le trouvons dans ses premières œuvres (qui reproduisaient de banals papiers peints !) comme dans les dernières. C’est pourquoi, l’installation Au-dessus de la boue noire est de toute évidence une métaphore sociale de la Russie d’aujourd’hui et de son destin historique.



Viktor Misiano, traduit du russe par Anne Klimov.